Familles de peu d’importance – tant de perdu, des histoires entières, il n’y a pas de place pour tout. Il n’y a que les générations qui s’avancent comme la marée, les années remplies de bruit et d’écume, qui sont ensuite balayées et englouties par le reste. C’est ce dont on hérite, à vivre dans les villes.
James Salter, Une vie à brûler
Il est possible que le livre soit le dernier refuge de l’homme libre. Si l’homme tourne décidément à l’automate, s’il lui arrive de ne plus penser que selon les images toutes faites d’un écran, ce termite finira par ne plus lire.
André Suarez, Art du livre
« Au-revoir ! – Vous partez déjà ? Mais vous ne foutez rien ! – Ho certainement moins que vous, qui êtes le seul à travailler. – C’est vrai ça ! Ces jeunes de nos jours, ils ne veulent plus rien foutre. Quand j’étais jeune je travaillais 12 heures par jour moi ! – Ha oui. Vous êtes vraiment très fort. C’est qu’ils ne veulent pas devenir comme vous, les jeunes. – Hum ? Vous dites ? Veuillez m’excuser l’autre incapable a été infoutue de me retrouver le papier de l’autre emmerdeur ! – Ha oui ? C’est vraiment pas de chance ! A lundi, bonne soirée ! – Ouioui allez bonne soirée ! » Vite ! Je déboule comme un écolier, dévale les escaliers de béton, ouvre grand les portes et me jette à la rue. Ha ! Dehors !
Dehors, dans la rue, face à l’inconnu. J’aime les rues, je m’y sens libre. Je suis dans la ville avec ses habitants, je les vois, je regarde en moi-même et prie le ciel, je me balade dans mes pensées. Je me regarde marcher, je me regarde penser, je me regarde me regarder… Quand on pense à une ville, on se rappelle ses rues. J’aime les rues de Paris. Je sors chaque jour marcher parmi elles, de préférence sans but. Une journée sans marcher, sans un arrêt sur un banc ou à une terrasse, sans une suspension de la course des affaires, est une journée triste. C’est pour cela que les parisiens se plaignent tant de la pluie, elle leur interdit leurs rues, elle les prive de leur ville. Sort-il jamais, lui, l’homme important ? Reste-t-il toujours engoncé dans les logiques du journalier, cet extrême conformiste ? Ment-il constamment pour flatter son suprême orgueil, celui d’être le meilleur ? Vanité individualiste de l’homme ordinaire. Il regarde de biais les écarts improductifs, redoute les contingences non optimisées, n’assume aucun de ses relâchements pourtant constants… – Pardon, je baille. Vous marchez un peu ? Formidable !
On en finit pas de cette ville. Elle ne nous lâche pas. C’est ce qui me plait aussi, son exigence permanente, l’ivresse des lumières, des courants, des intrications. Ça peut être fatigant. Il faut savoir sortir. Sortons-nous jamais ?
On sort d’une bulle pour se jeter dans une autre. D’une bulle l’autre, je m’enfonce dans mon virtuel, le maître écran souvent dans la paume, rarement dans la poche. Je me laisse prendre par une image qui m’attire, une phrase qui m’agace, on me sort de moi et pourtant je ne croise plus jamais l’inconnu ni l’inconfort. Je tourne en rond, d’une bulle l’autre, j’évite la complexité, je me caricature. Je m’enferme dans mon écran pour ne pas me retrouver seul, inactif, nu. Je clique, je passe, je déroule, et-en-même-temps® je lis moins – la poussière se dépose sur mes livres. D’une bulle l’autre l’écran remplace l’imprimé, l’image domine les mots, les comptes supplantent les idées, le divertissement étouffe le rêve. La vie se rabougrit. Tout passe, tout s’enchaine, tout s’oublie. L’imaginaire s’assèche et l’esprit assoiffé sombre dans une dépendance insatiable à l’imagé. D’une bulle l’autre je me sens chaque fois plus bête, plus malheureux, moins maître de moi et de ce qui m’entoure. Je ne me demande plus qui pense pour moi, qui manipule mes goûts et mes idées, puisqu’ils sont les miens… A croire mal on finit par ne plus croire. J’aurais tant besoin qu’on me sorte de moi, j’aurais tant besoin d’ouvrir les fenêtres – j’aurais besoin d’un bon livre.
J’écris tout cela comme une évidence sans pourtant en prendre toute la mesure : la guerre est perdue. La poésie ne perce plus que dans la publicité, la littérature convulse à moitié prix dans une librairie en faillite – l’invisible n’apparaît plus. Lecteurs, ne nous payons pas de mots, notre camp est celui des vaincus. La position dominante de la littérature est révolue, elle n’existera plus qu’en marge et c’est sans retour, la technique est irréversible. Nous sommes devenus une petite communauté démodée et prétentieuse, une noblesse désargentée qui danse en coulant. Il s’agirait pourtant de survivre. Nous ne limiterons nos pertes qu’en les prenant au plus vite. « La vie n’est pas un centre aéré, la littérature pas plus un macramé. » Prenons acte : les temps ont changé où les livres pesaient sur le cours des choses. Lire est devenu un acte de résistance au temps de la connexion intégrale. Alors, évadons-nous ! sans repos et sans arrivée, c’est tout ce qu’il nous reste. Dans un monde économiste la littérature se pratique comme une guérilla. Sortons de la masse connectée, sortons de cette prétendue « réalité », remontons notre rossinante ! Et qu’ils rient ! Nous chevauchons déjà si loin. La course comme seul équilibre, connaissons-nous jamais rien d’autre ? Une cavale c’est pour la vie. Ou bien restons ici, à attendre Godot. Il a dit qu’il viendrait, avant la tombée de la nuit.
Il faudra attendre la nuit. La nuit c’est différent. La nuit protège. La nuit on ne s’envie plus. La nuit, les rues nous laissent croire qu’elles nous appartiennent. Les bistros brillent… Surtout à Paris. Paris la nuit… Paris l’infini. Paris la ville, Paris la vie. Paris instruit, étourdit l’érudit, Paris croit interdire l’ennui. Paris exige, Paris t’épuise, Paris te tire. Tiens la rampe ! Paris te fera grandir. « Je me vois courir après mes nuits jusqu’à la fin de mes jours, ça fait longtemps que j’ai perdu l’or, j’ai le plafond qui tourne ». Demain nous reviendrons, attendre Godot. Il doit venir avant la tombée de la nuit.
Ha ! Sortir ! Sortir ? Où sortir ? Comment ? Calme. Descends d’un cran, accélère l’esprit. L’air sort de toi. Cherche pas au plafond, la réponse vient de toi. Joue ! C’est de toi que sort la petite musique qui fait danser la vie. L’harmonie, le rythme… Tu sais comme tu joues. Tu sais ce que tu ouvres. Qu’attends-tu ? La légende conte que le ciel s’ouvrira, le reflet de la lumière du soleil fera manteau… La mer ne se rend pas. La légende conte qu’un oiseau sortit des eaux les plumes sèches. Comme un manteau la lumière du soleil fit un reflet, le protégea et lui indiqua la sortie jusqu’à son royaume. – Ou bien attends Godot, il a dit qu’il viendrait.
En attendant, il faudrait un bon livre, une fleur sur la cendre.
https://www.youtube.com/watch?v=FGEX_eWod-I