4h30. Pastorale Américaine. Page 544. Avachie sur le canapé jaune, les cheveux flottants sur l’accoudoir, les jambes allongées, la dernière page approche, mon téléphone est posé sur la table, juste à côté. Il vibre. Je ne me laisse pas distraire. Quelques pages plus tard (36 je crois), le livre s’achève, c’est bête à dire mais j’aurais aimé qu’il continue. Je le referme et tends le bras. Je sais qu’il est tard, trop tard, que je devrais dormir. Peut-être est-il encore plus tard que je ne le pense. J’entends les oiseaux depuis plus d’une heure après tout. Le petit M en caractère gothique s’affiche en haut à gauche de l’écran, qu’un bandeau gris lemonde.fr barre. “L’écrivain Américain Philip Roth est mort à l’âge de 85 ans”. Les mystiques diront “synchronicité”, je lève le sourcil, un pincement au cœur. Pas moins, pas plus. Un jour, je ne sais ni où, ni dans quel contexte, il avait écrit ou peut-être dit, mais sûrement écrit, oui écrit sûrement, que les vrais lecteurs lisent plusieurs heures d’affilée sans se laisser distraire. Les Vrais Lecteurs, ils mettent les enfants au lit, personne ne peut les empêcher, ils commandent, ils partent, voyagent à travers les mots. Cela peut durer 3h par jour. C’est même un minimum. Les vrais lecteurs lisent plusieurs livres par semaine. Les autres, ceux qui lisent une demie-heure par-ci, une demie-heure par là, qui peuvent passer une journée sans toucher un livre, qui mettent deux semaines, voire un mois pour finir un roman, ce ne sont pas de vrais lecteurs. Encore moins de Vrais Lecteurs. Ce sont des imposteurs, à supposer qu’ils se targuent de quoi que ce soit. Au mieux, des amateurs, sans distinction, tous dans le même sac. Au fond, il y a très peu de personnes qui se classent dans la 1ère catégorie, c’est rare, c’est un tempérament, un trait, que j’admire, que j’aimerais posséder. Le portrait de cette deuxième catégorie, celle des amateurs, et surtout des imposteurs, j’aimerais qu’elle me fasse penser à quelqu’un d’autre qu’à moi, mais le constat est sans appel. Je suis de ceux qui trahissent volontiers un grand auteur à la moindre vibration, la moindre notification sans intérêt. De ceux qui sortent de l’hypnose numérique 3 heures plus tard. Sans savoir ce qui s’est passé, ce qu’on a vu, ni où elles sont passées ces heures. Sacrifiées à un monde de filtres et de données. Adieu intrigue, personnages, dialogues. Au feu les réflexions métaphysiques, les envolées lyriques, les interludes poétiques… Qui a besoin de tout ça quand on a le grand, le merveilleux, le sacro-Saint Instagram ? A de très rares occasions pourtant, le miracle accepte de se produire. La magie opère. La lecture m’ouvre grand ses bras, et m’enveloppe, m’enlace, me surprend et me prend sous son aile, me pose sur les épaules son manteau chaud et douillet. L’espace d’un roman, je deviens membre du club très exclusif. Je change de catégorie. Presque de classe. Parfois – et ça ne compte même pas au fond – par la force des choses, une salle d’attente, plus de batterie, un long voyage sans écran. Mais les circonstances à elles seules ne sauraient me retenir… Pastorale Américaine m’a adoubée lectrice véritable. Mieux vaut lire de bons livres que mauvais.
Une histoire américaine, donc complexe, parce que l’Amérique n’est pas aussi simple qu’on voudrait nous le faire croire. Les dynamiques s’entrechoquent et broient les gens, les rêves, les espoirs, les identités. On retrouve Nathan Zuckermann, le temps d’une introduction, le temps d’une retrouvaille, de ces histoires de cancer de la prostate, mais tout cela s’efface derrière la vraie histoire, “celle que vous attendiez tous”. Tout s’efface derrière Seymour « Swede » Levov, dit « Le Suédois » dans la très belle traduction de Josée Kammoun. Un blond, 1m88, le petit gars du New Jersey, qui croit encore, en 1968, que l’Amérique est le meilleur pays du monde, le petit gars qui a tout : l’illusion, la beauté, la vigueur, et même Miss New Jersey… qui croit à ses propres mensonges, peut-être sans même savoir que ce sont des mensonges. “Personne ne sait qui tu es Seymour”, pas même lui. C’est une histoire de famille, de guerre au Vietnam, de droits civiques, de luttes, de crispations, de fin d’un âge d’or, de choc des générations, d’un beau rêve devenu un champ de ruines, d’un rêve qui ne restera jamais rien d’autre, de plus ou de moins, qu’un rêve.
C’est l’histoire d’un attentat, d’une bègue, de repère, d’identité, et de gorge profonde. Bref, no spoiler, c’est une histoire complexe, une histoire américaine, une histoire qu’aucune notification ne viendra détrôner. Mieux vaut lire de bons livres que de mauvais.
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