À Octave Parango.
« Les crédules ont tort sans doute, mais à coup sûr les positifs n’ont pas raison. »
Hugo
Je trouve Julien devant le restaurant japonais appuyé sur le mur dans sa posture d’adolescent introverti, le cou tendu en avant, le front incliné vers son miroir collé au nombril. On nous installe au comptoir : tant mieux, je vois tout d’ici et j’adore observer. Autour des tables basses plusieurs couples se parlent à peine, chacun le visage plongé dans la lumière bleue de son miroir noir. Julien repeigne sa mèche avec ses doigts en s’installant. Nous conversons du quotidien après être venus à bout de la carte (c’est cool que je sois ici dit-il). Rapidement il veut parler de politique française, je crois que la vie ici commence à le lasser. Il me demande prudemment ce que je pense de Juan le justicier : Juan, le nouvel intellectuel de gauche bien décoiffé, poupon, frétillant dans son corps d’éternel adolescent, doucement bohème, qui a soudain épousé la cause du peuple en pied de nez à son milieu, transgressif comme ses pères avant lui. Julien a vu ses vidéos, sur Thinkerview notamment, mais il ne l’a pas lu, naturellement – et il a bien fait. J’essaie d’être modéré : « son illustration des rouages qui ont menés à la propulsion de Macron est assez convaincante, mais il écrit si mal et ressasse tellement qu’il me désintéresse tout à fait. » C’est-à-dire que je ne dis pas, parce qu’au fond je préfère ce jeune justicier à beaucoup d’autres, que c’est un garçon de gauche de plus, qui se considère plus purement à gauche que ceux qu’ils fustigent, dont probablement l’orgueil tourne la tête, qui ânonne partout où il le peut des syllogismes sur les classes sociales et des chapelets de statistiques qu’il ne comprend pas, broyant sa démonstration des connivences de certaines puissances d’argent avec la classe politique actuelle dans un moulin de lieux communs. « Il avait publié Crépuscule sur le site du Monde en accès libre avant de vendre une version papier, assez cher d’ailleurs, qui a cartonné. La célébrité précède l’œuvre désormais. Je veux dire, une œuvre a du succès parce que son auteur a acquis préalablement une notoriété. » Julien se fout pas mal de mes réflexions sur l’édition, il voudrait bien savoir dans quel camp ranger Juan. « Mais alors tu crois qu’il veut quoi ce type ? – Je ne sais pas, il y a du Victor Hugo en chaque français… Remarque qu’il n’a étonnamment aucune conscience littéraire. Il dit vouloir la démission de Macron. En fait, je crois qu’il est impossible de savoir s’il est sincère et partant ce n’est pas une bonne question.» Je vais finir par croire que la coiffure compte plus que l’écriture. « Dis, j’ai acheté White ce matin, tu en as entendu parler ? – White ? – Bret Easton Ellis, l’auteur d’American Psycho – Connais pas. C’est quoi ? Un truc sur le racisme encore ? – Ça a plutôt l’air de traiter de l’effet des médias sociaux sur l’expression politique justement. – Pourquoi justement ? – Parce que Juan et les gilets fluos sont des produits de ces médias sociaux. – Intéressant. Tu me diras ce que tu en penses alors. » Je pensais que la lecture serait bonne pour Julien. White n’est pas le meilleur des livres, mais il est un livre à ce moment dans ce contexte, où le moindre livre est bon à lire. BEE est lui-même enserré dans le monde des médias sociaux, il en parle d’autant mieux et sa prise de parti pour la liberté d’expression dans un monde victimaire fera certainement pour beaucoup l’effet d’une averse dans le désert. « As a writer I have to believe in free speech no matter what – that’s as simple and true as it gets. » Ce que je ne m’explique pas c’est pourquoi, devenu lucide, il ne s’extrait pas de ce monde numérique. Aurait-il trop peur de devenir vieux en abandonnant le bagne de la génération qu’il précède ? Sa faiblesse d’homme fait sa force d’écrivain. Julien ne lira pas White, ce n’est ni assez rentable socialement, ni suffisamment efficient pour son développement personnel.
Autour de nous les visages sont sidérés par la lumière bleue qui les éclaire par en-dessous, comme un visage d’horreur des années 90 sous une lampe torche. Les assaisonnements dynamiques des plats enjouent mon humeur. Julien a l’air déçu de mes réserves à propos du Justicier. Il embraye sur un terrain plus consensuel. « J’aime bien Victorovitch sinon, je trouve qu’il est bon » Pouah Victimovitch ! Il ne manquait plus que lui ! Le chevalier blanc de la rhétorique en croisade contre les sombres sorciers de la communication, le Don Quichotte de plateau télévisé, détecteur de biais, dénonciateur de sophismes, dégonfleur du mensonge, de la duperie et de la tromperie, le héroïque Victimovitch à la barbe bien taillée, le binoclard branché, le bobo embanlieusé, le Maître Décrypteur Victimovitch… « Il connaît peut être son sujet, mais au final je crois que ce qu’il fait est contre productif. Ça fait 50 ans qu’on ricane, et regarde où on en est. Même Octave Parango s’est rendu compte que l’humour médiatique bien huilé était devenu la norme et qu’il était has been. Victimovitch est un démotivateur de plus, son crédo c’est “surtout n’ayons aucune émotion et donc ne prenons jamais aucune décision ! Restons sur nos canapés à ricaner, à nous gondoler complaisamment, à nous affaler dans un sentiment de supériorité intellectuelle et morale ! » Merci Victimovitch ! Gloire à Victimovitch ! De l’or pour le délicieux Victimovitch ! Mais je m’emporte, allons, galégeons tous ensemble ! Vous reprendrez bien un peu de perlimpinpin ! Je crois que la vérité nous rattrapera un jour ou l’autre, à quoi nous servira Victimovitch quand l’hiver viendra ?
La fin du repas approche en silence, Julien a l’air de bouder un peu, j’ai encore été rabat joie… Pour revenir à un sujet plus personnel je lui demande s’il est amoureux. « Orf… Jamais plus de 3 mois. Avec le boulot tu sais… Je n’ai pas vraiment le temps de me consacrer à quelqu’un. – Et ça ne te manque pas ? – Pour l’instant non, je profite, je m’amuse. J’ai assez de contraintes comme ça pour m’en rajouter. – La question reste de savoir à quelle contrainte nous voulons nous livrer… – Ouai, bah je me vois pas rentrer à 8 heures pour changer les couches ou me lever le dimanche pour bouffer des œufs à 50$ en écoutant jacasser. » De son point de vue je lui donnais raison. En sortant je lui dis à bientôt en lui faisant la bise, à la parisienne.