« Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée : car chacun pense en être si bien pourvu, que ceux même qui sont les plus difficiles à contenter en toute autre chose, n’ont point coutume d’en désirer plus qu’ils en ont. »
R. Descartes
« Nous sommes en guerre. »
E. Macron, 16 mars 2020
Nous sommes en guerre, paraît-il – en drôle de guerre surtout. Nous autres, à l’arrière, nous attendons l’ennemi sans rien en voir – ou seulement la plainte des sirènes d’ambulance, au loin. Certains s’en fichent, se baladent, se promènent, grugent. Certains sont malades, ils toussent, transpirent, flippent. Mais nous autres… Nous restons dans l’attente, cloîtrés chez nous, une attente idiote, aveugle – on ne voit plus que par nos fenêtres, c’est-à-dire qu’on ne voit pas grand-chose. Nous attendons la tempête déjà, le pic épidémique : les courbes montent tranquillement – qu’y a-t-il derrière ces chiffres ?
Nous attendons le printemps, qui nous est interdit. Le soleil s’impose chaque jour davantage, la nature verdit, les ivrognes se disputent le pavé – la ville leur appartient depuis que nous ne sortons plus. Le printemps s’installe dehors et nous attendons la sortie, comme des écoliers la fin des classes. Quand je serai libre j’irai à la plage, sur une plage en arc-de-cercle que la mer viendra lécher à plat à la manière d’un lac, entre deux avancées de rochers. Je resterai longtemps sur le sable à regarder le mat d’un voilier penduler un temps dégagé des rigueurs horlogères – l’heure devient modeste au bord de la mer. Je monterai quelques marches taillées dans la roche, prendrai un sentier mal dessiné en terre ocre et suivrai ses sinuosités dos au rivage, à travers des buissons épineux et ras et des pins tordus, sur un tapis d’épines. Je vérifierai que l’hôtel dissimulé de la plage sera bien fermé avant de le laisser derrière moi, de quitter le chemin et de m’engager vers la mer sur la pierre grise et bourgeonnante, où les bris de verre auront remplacé les épines – ils scintilleront émeraudes, châtains, marrons, comme des macres sur un étang. La roche dévastée sera orange et grise, et là-bas, où le pécheur secouera sa canne, elle sera très sombre, volcanique…à cause qu’elle se sera faite mouiller…elle fera grise mine. Quelques pas plus loin un ridicule muret de béton barrera partiellement le plateau rocheux. Un imbécile muret d’à peine un mètre de haut se dressera sans même rien clôturer et m’imposera de choisir de le contourner ou de le franchir : je lui passerai dessus, comme s’il n’existait pas. De l’autre côté de la pointe je verrai une autre crique, banale et trop bétonnée. Finalement le muret me servira de siège et je resterai un moment face à la mer. Alors je penserai à ces jours de confinement, pendant lesquels le monde changeait sans que j’y prenne part et sans même m’en rende compte.
Le printemps éclot relativement tôt, mais pas pour nous, les enfermés. Les patients vont relativement bien, mais ça peut vite changer. Un patient était quasi sortant sur ma dernière garde et j’ai été appelé car il faisait une crise d’épilepsie, maintenant il est en réa avec une encéphalite à covid ou aux antiviraux on ne sait pas. Nos bulles de conforts et de dénis se dégonflent doucement, percées par de minuscules bris de verre, les hasards et les inégalités naturelles se font jour et nos pieds poupons se blessent sur les chemins cahoteux… Heureusement, tout cela sera bientôt terminé, Panoramix a trouvé le remède ! Autour du druide à la chevelure et à la barbe filasses, gauloises, d’un ancien blond salissant désormais le blanc dominant, les croyants hurlent leur foi. Les médias se peuplent d’infectiologues à la petite semaine, agités, nerveux, incapables de rester tranquilles, réfractaires à l’attente – l’insupportable attente. Ce soir il n’y a plus de place en réa, s’il y en a un qui ne va pas bien on l’intube en bas et après je ne sais pas trop ce que j’en fais. – Après on attendra… On attendra qu’une place se libère, ou que les transports arrivent. On attendra les masques, les tests, les traitements. On attendra de pouvoir sortir à nouveau. Et pour quoi faire ?