“Celui dont le coeur a battu
Songe aux jours qui se sont enfuis.
L’enchantement n’est plus possible.”
Eugène Onéguine
« Epiménide, il faut le dire pour ceux qui l’ignorent, est un personnage fictif, auquel on attribue la propriété de s’endormir pendant des siècles et de s’éveiller dans des lieux où il s’est opéré des changements extraordinaires. » C. Fourier, Réveil d’Épiménide
Fourier fît s’endormir Epiménide en 1806, pour le réveiller en l’an 2000, après la civilisation, dans l’ordre combiné où « Si vous aimez les plaisirs, les femmes, la bonne chaire, les arts et les jouissances de toute espèce vous aurez de quoi vous satisfaire au-delà de vos vœux. »
Nous imaginons qu’Epiménide, que j’ai l’honneur de fréquenter, vit depuis 17 ans dans l’harmonie fouriériste. Il a fait siennes les vertus de ce monde, ce qui lui a permis de retrouver sa jeunesse. Aux confins du bonheur, il fait ce rêve divinatoire qu’il me conte au réveil d’une soirée d’orgie coutumière, dément, d’une traite, en une langue pure et avec force précisions. Je retranscris ici ce que mes notes à la volée ont pu préserver de cet instant mystique.
« C’est le matin. Je suis courbé, le front dans la main gauche et le coude avancé sur les papiers, j’écoute le jour se lever dans mon cabinet d’éternel écolier. D’insouciants trapèzes dorés étirent leurs vieux corps à travers la pièce, ils glissent des murs au sol, des moulures au parquet avec la désinvolture d’un parfum. Bientôt l’air vibre, les poussières s’agitent dans les raies de lumière. Le parquet n’ose pas grincer sous ses petits pieds pressés, il chantonne – des pas roses pleuvent en ondée. Elle va bientôt entrer dans mon dos, se placer derrière ma chaise et me toucher l’épaule, je n’aurai d’autre choix que de casser ma nuque dans l’autre sens et de basculer ma tête en arrière pour sentir ses cheveux sur mon visage.
Nous nous étions connus sur la côte, le vent dans les cheveux. Mes beaux souvenirs sont mêlés au sable des plages où nous allions les après-midis d’hiver, le manteau relevé jusqu’au nez froid, son tout petit nez – “si seulement il était fini !”. L’avenir vibrait violet devant notre innocence verte – la vie n’avait pas encore déçu nos vœux. L’air restait jeune dans la lumière fraîche.
J’aimais la mer, elle me manque encore. J’écoutais sa berceuse et ses scintillements, les pétillements des diamants évanescents sur la rumeur grinçante du vaste satin ondulant, le doux fracas des vagues plates sorties du large si calme, la barcarolle sans parole du métal opalescent. Je restais des heures face au balancement perpétuel, la solitude pour compagne et un grand espoir au coeur.
Toute la poésie n’y suffisait pourtant pas, je ne me faisais pas à mon exil doré – parce qu’il était un exil plus que parce qu’il était doré. J’aurais voulu boire à pleine gorge l’écume de lait brûlé et les larmes de lave bleue, inspirer une goutte d’éternité. Je m’ennuyais de l’inlassable bleu du ciel, obstiné, invariant, des pins noueux qui ne connaissaient pas les saisons. Et ce vent ! Loin de mon pays je compris que j’aimais ses infinies nuances de gris. Partout je gardais le masque, la cape me pesait. Je cherchais ma foi : alors nous nous sommes trouvés, elle si gaie et moi si…froid.
Nous avons ri. Jusque dans les rues le vent soufflait inlassablement. Elle m’a plu, tout de suite, totalement, la sentence tombait avec l’absurdité de l’évidence. Elle est entrée dans ma vie, non pas comme on visite une boutique, mais comme on revient à l’endroit où on a grandi, où le banc de pierre attendait ses confidences et le gazon ses danses. Je la trouvais fraîche, elle me trouvait marginal, elle était exceptionnelle – je ne parle même pas de physiquement : j’étais fasciné par les mains et les longs doigts fins, l’étroitesse des poignets, les reptations des omoplates sous la peau dorée, les longues jambes fines aux genoux un peu rentrés, la nuque d’enfant… les mots ne suffiront jamais à la montrer. Elle était belle croyez-moi, belle comme personne, plus belle encore, belle le matin les yeux brouillés et belle en robe du soir, belle, toujours – je ne parle même pas de moralement : entière absolument, refusant rigoureusement d’imposer ses mauvaises humeurs, jamais médisante, gentille, souriante, joyeuse, oui joyeuse, elle était ma joie. Le soleil derrière elle faisait couler la rouille et les fils de fers sur les charbons souples qui entouraient son visage ; ses lèvres agrumes découvraient de trop petites dents, si petites et brillantes qu’elles avaient le goût de menthe – des dents d’enfant dans une bouche de femme.
Nous allions au bord de la mer dans ma petite voiture bas de gamme. En montant elle jetait le grand sac souple sur les sièges arrière, branchait son Iphone 4 à paillettes sur la prise jack qui traînait à ses pieds jamais nus et mettait la musique fort. Une ride verticale barrait mon front quand je conduisais, elle se jetait à mon cou inopinément « j’ai une crise d’amour ! » – notre trajectoire déviait.
Un soir en rentrant elle trouva une flaque devant la portière, resta interdite, piaffa presque, le cou tendu et les oreilles en avant, elle ne dit rien ; alors je la soulevai en prenant ses genoux sur mon bras gauche et son buste sur le droit, la portai jusqu’à son siège et elle trouvait ça merveilleux.
Nous achetions des avocats, des citrons, des crevettes et de la menthe, des pastèques et des mangues – le dimanche s’étirait indéfiniment. La nuit je rêvais que j’étais avec elle et n’avais qu’à tendre les bras en m’éveillant pour qu’elle glisse contre moi. Le matin me montrait ses longs cheveux bruns dans les draps blancs, sa peau dorée contre la mienne si pâle. Elle à côté, je pouvais me rendormir. Le lever se tartinait de confitures : framboises, oranges, myrtilles… Elle me prenait les clémentines des mains pour imprimer la première incision dans la peau avant de me laisser finir de la décoller et lui tendre la chair nue quartier par quartier. Elle me disait de porter des couleurs claires et de sourire ; je jouais à être fort pour m’occuper d’elle.
Elle avait vu les 3 points sombres de mon œil droit et avait voulu qu’ils soient des chagrins que j’avais cachés là, en évidence, 3 tâches brunes dans le brillant du bleu « des rochers au milieu de la mer, où je reprends mon souffle et où je me cogne. ». Elle corrigeait mes textes en mordillant son crayon l’air mutin (sa grand-mère lui faisait des dictées chaque dimanche lorsqu’elle était enfant ), me libérait des grands livres qui m’obsédaient « 8 euros ! 8 euros pour un pavé de papier…tu aurais pu t’acheter un McDo avec ça ! » – elle me narguait en agitant L’Ethique comme un Hustler. Je levais un sourcil « Ô il n’est pas content le poussin ! Il grimace ! Pas content pas content petit poussin ! ». Elle avait si chaud quand je la touchais ; mon sang me brûlait quand elle prononçait mon prénom.
La Sainte Loi de l’Ordre stipule, afin de nous préserver de la cage d’acier du mariage monogamique, que la Fidélité ne peut excéder 9 mois – loi dérivant du principe ancestral selon lequel toutes les bonnes choses ont une fin. Notre exclusivité devait donc finir. Il fallait cesser de rêver, ouvrir les yeux, faire ses expériences, grandir ! Car il s’agissait de grandir… Ce ne serait pas la première fois, nous nous en remettrions, nous connaissions l’affaire, jeunesse se passe. Mais comment en voir d’autres ? Nous savions le monstre que nous hébergions au fond. La rupture totale était la seule voie. Je crois que les dernière lueur de l’enfance sont mortes en moi ce jour. “J’ai laissé au temps mon air innocent, j’ai laissé du sang sur tous les rideaux blancs…” Bien sûr elle m’avait réécrit très vite, mais j’étais stupide de douleur, j’avais boudé. Je me répétais qu’il devait en être ainsi car l’insatiabilité des désirs est la réalité de l’homme, qu’elle est incoercible en lui. Oserai-je le dire ? Je souffrais. Imbécile. Ivre.
Quelques mois plus tard je devais la croiser par hasard où je n’allais jamais, sur la place aux arbustes, près de la cathédrale. Elle portait une robe à fleures légère, blanc cassé, qui s’arrêtait au-dessus du genoux. Nous marchions ensemble, le soleil dans les yeux, lentement, toujours plus lentement comme pour ne jamais arriver. Brille l’iris, vrille la pupille, le feu s’immisce entre les cils. Sur la passerelle en bois par-dessus le fleuve je me mis devant elle, face à elle, près d’elle, jusqu’à sa bouche.
Le présent s’étire sans fin, gonfle, gonfle sous un souffle inépuisable. Je saute par-dessus le vide et plonge tout entier dans le sommeil de ses lèvres. Je touche et je sens à la fois, la chaleur de la glace ruisselle dans ma bouche. Les écoulements de nos êtres se mêlent et dansent, avides et retenus ; la soie humide me prend et glisse, molle et ferme ; je veux croquer ses dents et mordre ses os, effleurer son vermillon avec le mien, sentir son rythme, aspirer son souffle, accorder le mouvement comme si en jouant juste j’emportais quelque chose d’elle, je la devinais, la connaissais, la savais entière, elle.
Elle me plait. Je la veux. Je la sens. Le vent plaque ses cheveux sur nos visages et soulève les miens. Nous ne savons plus quoi faire de nous, comment nous tenir, où nous mettre… Nos yeux changent et la gravité aussi.
Les jours suivants furent un enchantement constant, un bonheur indicible et dérobé.
Je déblaye mon quotidien avec une lucidité d’halluciné, les noeuds s’ouvrent enfin, la chance m’accorde une fidélité insolente. Une faille s’ouvre dans le cours de nos vies. Elle vient chez moi le soir en bas noirs, ne repart que le surlendemain sans n’avoir rien mangé d’autres que des confitures : framboises, oranges, myrtilles… Je pars de chez elle le soir en courant pour arriver avant les fermetures, sans avoir rien bu que de l’eau fraîche – une carafe contient une branche de menthe, l’autre de basilic. Gymnosophistes égarés, nous nous alimentons à peine et nous affranchissons présomptueusement du monde… – nous voyons la fissure dans le temps, pas la fêlure qu’elle creuse en nous.
Tout cela était impossible, je devais partir, partir loin et ne plus la revoir.
Je partis donc sans me retourner, vite, confiant en l’oeuvre impitoyable du temps. Oui tout a changé, pas ce que je pense d’elle. Oui on laisse tomber, oui on en rencontre d’autres, oui on aime différemment – toutes mes approbations n’enlèveront pas que certaines pertes sont irréparables. Le corps aurait donc une âme ? « J’avais ce sale penchant aussi pour les fantômes. Peut-être pas tout à fait par ma faute. La vie nous force à rester beaucoup trop souvent avec les fantômes. »
Un jour j’écrirai un petit machin guimauve pour sortir tout ça de moi… Un machin pour adolescente… Je m’en moquerai un peu avec des larmes derrière les yeux. J’arriverai enfin à dire quelque chose, des années plus tard, ce qui sera d’un ridicule infini. Je dirai que je t’avais dans la peau et que je ne me défais toujours pas de toi ; que je garde certains de tes goûts, de tes avis, de tes manies, que j’emploie tes mots, joue tes jeux. Je n’ai pas pu lire un inoffensif “à quelle heure tu quittes ?” sans ressentir un serrement dans la gorge ; j’ai toujours un pot de ta marque de cet incongru café instantané dans mes placards ; j’écoute tes chansons. “D’estrade en estrade, j’ai fait danser tant de malentendus, des kilomètres de vie en rose.” Vieux et sourd j’entendrai encore claquer les voiles. Regoûterai-je jamais les baisers frais illuminés au grand air de la mer d’hiver ? Juste une fois (“un beso eterno, un puente”) ?
Elle me répondrait, très fière :
« Et moi, pardon, je veux seulement ce que j’avais : tes yeux de loup. Je n’attends que tu ne m’abrites avec rien qui ne soit ta façon suave de calmer le vent noir qui me dévore. Je n’ai besoin de toi pas davantage que ton silence et tes blagues sans sourire, tes histoires, tes secrets, ta façon de tourner et de retourner les choses, de plier leur cours comme tu plies un fil de métal avec tes mains – ces mains qui savent tout faire. Je te veux toi, polymorphe et inconstant, faussement froid, lointain et si présent. De toi, je veux tout, toute ta distance, tout le continent de ton immense solitude ; rien d’autre que ta façon de ne pas reculer, de ne pas céder à la peur, d’être noble. Aussi bizarre sois-tu… »
L’amour à mort, moi, je n’en aurais jamais voulu. Sauf que la vie sans elle… Je m’étais mis à croire aux symboles, au mariage des anciens… J’y croyais du fond de ma solitude…en ne parvenant à aimer personne. Je redevenais mystique.
Un soir j’allais à l’Opéra Bastille et elle était là, devant l’Église Saint-Antoine-des-Quinze-Vingts. Je ne touchais plus terre. Je crois qu’elle non plus si j’en juge au 6 demis tours qu’elle a fait en agitant les mains…elle faisait n’importe quoi…pas plus stable que moi…l’équilibre mouvant…je ne pouvais plus quitter ses yeux…ses yeux verts comme ceux de ma mère.
J’étais aspiré soudainement et me réveillai ainsi, de l’autre côté de la vie. »
Epiménide resta silencieux quelques instants après son récit. Il avait l’air vieilli.
« Bah ces vieilles sornettes… Du moins ici en Harmonie, nous sommes préservés de telles misères ! Dis-moi cher ami, as-tu jamais entendu parler du 18e siècle, dans lequel la philosophie avait répandu des torrents de lumière par les méthodes analytiques et les abstractions multiples d’où résulte le perfectionnement de la raison, le bien du commerce et les vérités éternelles de la morale ? Non ? Grand bien te fasse, nous y étions fort malheureux. »
Epiménide était devenu le plus harmonien des harmoniens.
Achevé d’édition sur réseau au phalanstère du Livre Parfait, en l’an 28 de l’ère du World Wide Web.
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