Galt, John Galt

Atlas Shrugged, épisode 3

La ligne qui sépare le bien du mal passe par le cœur de chaque homme. Et qui est prêt à détruire un morceau de son propre coeur ?

L’archipel

Dessin : Vlad

J’avais trouvé Lucien devant un livre au Back to Black. Non, il n’avait pas reçu mon message le prévenant du retard, il était sorti sans son téléphone – Mais t’inquiète je suis chill, c’est coool ici, j’ai mon petit bouquin… – C’était quelque chose sur Jung, que je ne n’ai personnellement jamais lu à cause de mon dégoût pour Freud – C’est carrément pas le même délire ! Moi je trouve ça intéressant le rapport à la spiritualité et à la réalisation de soi, je suis pas mal là-dedans en ce moment. Je t’avais dit que j’allais faire une retraite au Portugal ? Ouai, plutôt méditation. – J’acquiesce passivement, car la part de moi qui ne peut s’empêcher de trouver louche de faire commerce de la gestion des émotions et des états d’âme ne s’assume pas complètement… (En écrivant cette discussion, le souvenir de Philémon remonte à ma conscience bien que ni Lucien ni moi ne l’ayons évoqué sur le moment. Philémon était le plus prolixe hâbleur de yoga et de méditation que nous ayons connu parmi la dense concurrence des années dix à vingt. Lucien n’aurait-il pas pu suivre l’enseignement de Philémon concernant la méditation ? Ce serait une histoire pour une autre fois.) Lucien avait donc laissé son mobile chez lui, non par oubli mais par exercice – nous atteignons de tels niveaux de dépendance à ces produits que passer une heure sans eux devient une aventure. « J’ai envie d’être plus dans l’instant ». C’est comme ça qu’il en était venu à me raconter son déjeuner avec les touristes1, du téléphone portable à l’IA – les prévisions catastrophistes perturbent toujours son naturel optimiste. Moi je crois qu’à la fin nous reviendrons tous à l’analogique, mais personne ne semble vouloir me comprendre ; c’est pourtant simple : ils vont tout niquer l’internet !…

John Galt croyait au progrès matériel. Il prêchait, avant même l’apparition de la Silicone Valley, que la technique sauve les hommes des dangers de la nature, à condition qu’elle soit laissée entre les mains des hommes capables2. Un parallèle se dessinerait aisément entre les États-Unis d’alors et la France d’aujourd’hui – les tenants d’un certain libéralisme trouvant en Rand la prophétesse de la catastrophe économique européenne en cours et leurs contradicteurs attribuant au mêmes idées le délitement du système social 3 . Faut-il donc voir en John Galt le précurseur de la figure de l’entrepreneur héroïque, les prémisses de la glorification des Jobs et Musk qui infuse jusqu’à produire dans notre province l’émergence des Amar et Cie 4 ?

Les arguties politiques n’ont jamais convaincu Lucien, qui sait trop bien que le bien et le mal cohabitent en chaque homme, pour diviser naïvement l’humanité en deux camps séparés – les lectures de Jung du jeune adulte feraient-elles inconsciemment écho au catéchisme appris par le jeune enfant5 ? Ce que John Galt a à dire à Lucien, ce n’est pas qui sont les gentils et les méchants (son idéologie porte la limite inhérente de son égoïsme fondamental), c’est bien plutôt que chaque homme porte en lui un héroïsme, qu’il peut suivre sa propre voie, que la raison et la créativité font partie de sa nature et qu’il doit en être fier. N’avons-nous pas besoin de romantisme dans notre vie ? La mode est à l’éloge des Misérables et à l’oubli d’Hernani. Étouffé par une post-modernité percluse de doute et de médiocrité, Lucien se dit qu’il doit bien y avoir plus que ça, qu’il doit bien y avoir quelque chose quelque part ; il en viendrait à se demander si le but de la vie ne serait pas tant d’être heureux que d’être meilleur, comme disait l’autre. Lui-même s’était un moment imaginé entrepreneur, certainement comme beaucoup de jeunes aujourd’hui assez peu convaincus par la « carrière professionnelle » salariée ; puis il s’était rêvé comédien, paysan, bourgeois de province… Tout plutôt que de vivre en éternel adolescent une éternelle routine ; et puisque l’apparition de la routine est inévitable… L’âge ne pardonne pas.

Le soir même j’avais reçu un message : « J’avais dit que j’arrêtais d’acheter des livres mais je suis tombé sur ça en rentrant. C’est un monsieur qui me l’a conseillé. On cherchait tous les deux dans un bac à bouquins, on se montre ce qu’on a choisi et il me dit « Ha non ! Victor Hugo c’est chiant ! Les poèmes à rallonge…on s’y perd. Ça c’est super ! C’est bouleversant ! ». C’était Typhon de Conrad.

  1. cf épisode 2 ↩︎
  2. il ne semble pas avoir envisagé qu’une technologie puisse devenir indépendante de l’homme, ce que l’on pardonnera plus aisément à un homme de la moitié du XXème siècle qu’à un prétendu expert contemporain (https://www.youtube.com/watch?v=UjBZaKcTeIY) ↩︎
  3. un esprit provocateur pourrait développer l’idée qu’Ayn Rand partage avec les communistes la vision rousseauiste d’un homme naturellement bon, secondairement corrompu par la société : les marxistes défendront que le capitalisme aliène l’homme en le privant des fruits de son travail et les randistes appliqueront le même raisonnement au collectivisme ↩︎
  4. https://www.youtube.com/watch?v=F6lVw9sNVic ↩︎
  5. Jung : « L’ombre est cette partie de la personnalité que l’on ne veut pas être. » ; Romains 7:20 « je ne comprends rien à ce que je fais : ce que je veux, je ne le fais pas, mais ce que je hais, je le fais. Etc ») ↩︎

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