Le crépuscule blanc

« Imaginez un pays où les chauves-souris auraient le même vol silencieux que chez nous, dans les nuits d’été, mais seraient de grands et charmants oiseaux blancs… » Les deux étendards

« Nous voyons maintenant à travers un miroir, dans l’obscurité. » Corinthiens, XIII, 12

« Cuando todos los hombres de la tierra piensen, dia y noche, en el Zahir, ¿ cual sera un sueno y cual una realidad, la tierra o el Zahir ? » JL Borges

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Chat miroirJe me souviens mal de l’acquisition de mon premier miroir noir. A l’époque, cela ne m’avait pas paru déterminant, un objet de plus… J’avais probablement envie de me relier au réseau, comme tous les autres – le marginal risque toujours d’être mis de côté. Pourquoi même ne pas désirer le fantastique objet qui ouvrait l’accès permanent, portable, intime à l’internet ? Le monde à portée de main, à son creux même ! Comment refuser ? Ah ! Qu’ils se croyaient malins à clamer que la question n’était pas la technologie mais l’usage qu’on en avait ! Mais quel usage pouvait-on en avoir ? Quel usage pourrait-on avoir d’un marteau ? Et lui, quel usage pourrait-il avoir de nous ? Nous avions enfin un moyen de ne plus jamais être seul, l’écran serait désormais toujours avec nous, et nous avec lui.

Les doux rayons du soleil se retirent derrière un immeuble, m’incitant à me lever du banc refroidi lui aussi. A la sortie de Central Park, du côté de Colombus Circle, je remarque un homme en short noir, maillot et chaussures fluos, le rose aux joues rondes, qui tend le bras en avant, incline la tête et force un sourire au miroir noir tendu devant lui. A Paris aussi j’ai vu des coureurs se photographier, comme à Londres, Madrid… Que font-ils de ces clichés ? Les publient-ils sur leur fil d’actualité pour les partager avec leurs amis ? Un ami noceur m’expliquait un jour que le profil idéal d’un homme devait, pour obtenir le plus de succès, comporter les quatre mises en scène incontournables : l’homme qui a réussi, en costume, bien coiffé ; l’homme sportif et aventurier, sur une planche de surf ou en haut d’une montagne ; l’homme artiste, un instrument de musique à la main ; enfin, le coup de grâce, l’homme sensible, un bébé animal dans les bras. Cette image qui pue la sueur de notre ami joufflu ferait donc partie du portrait idéalisé de lui même qu’il entretient dans le monde numérique. Moi je n’ai aucune envie qu’on me voit dans cet état. Je n’ai aucune envie de publier une image de moi d’ailleurs, en short ou en costume. Pourtant je cours avec mon miroir : il enregistre la distance et le temps parcourus, il me suit et me chronomètre – le fait-il aussi lorsque je ne cours pas ? Je le tiens dans ma main droite tout le long mais ne le regarde jamais, finalement je l’oublie, je pense à ma foulée, à mes mouvements, ma respiration, mon corps ; je regarde autour de moi, où poser mes pieds, au loin, devant, sur les côtés ; je suis présent, je sens l’air entrer dans ma bouche, je vois le chemin s’avancer devant moi, accueillir mes pas, les arbres défiler sur les côtés qui m’encouragent avec bienveillance en bruissant, ces êtres de la même matière que moi et pourtant immobiles – peut être sont-ils heureux que je leur rende visite ? Je cours toujours, c’est la seule chose que je sais faire, j’ai été conçu pour ça, un pied devant l’autre sans jamais s’arrêter, je me sens libre, rien ne peut m’arriver lorsque je cours, je me sens vivre, j’habite le territoire que je cours. Avant de posséder un miroir noir je courrais avec une montre et je rapportais la distance parcourue sur le plan. C’était plus approximatif. Je pourrais acheter une montre GPS mais elle coûterait aussi cher qu’un miroir noir. Je pourrais courir sans miroir, la course brute, sans mesure, sans performance. Qu’importe le temps finalement ? Je me sentirais nu. J’essaierai ce soir. Les nuages se dissipent, il va faire clair et frais.

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