
Les pétards et les sirènes me pressent de ressortir cette histoire à la Paul Nizan qui se fait rattraper par l’actualité, alors voilà :
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Des raies de soleil lancées par dessus l’immeuble d’en face perçaient les vitres sales du salon et asséchaient la tasse blanche aride au fond boueux de café posée sur la table basse suédoise en bois aggloméré, lisse, neutre, impersonnelle, qui rendait l’intérieur de l’appartement insupportable à l’esprit flottant de Dorian, qui résolut donc de s’extraire de son terrier en kit. Il lui restait plus d’une heure avant de voir Manu. Dorian rejoignit rapidement le boulevard pour descendre vers la Seine qui charriait les déchets de milliers de rêves dans ses remous – d’olive et de cendre, comme il l’avait lu un jour – avec les fantômes féminins qui jouaient à la marelle dans sa mémoire. Les panneaux publicitaires promettaient le « Prochain premier baiser » et en effet, la solitude narcissique de Dorian n’avait que ces promesses auxquelles se raccrocher pour ravaler l’amertume d’une intimité rompue (ayant été par définition trop rompue ou trop intime), la promesse tantalienne qu’il trouvera mieux, qu’il trouvera toujours mieux – remède à la rupture devenu poison de la relation. L’ennui pris bientôt Dorian qui occupa l’attente de Manu en commandant une bière (le mal par le mal).
Manu arriva en retard comme à son habitude, décoiffé avec soin, maigre, terne. Il sorti un paquet de tabac à rouler de ses habits vieillis et se mit immédiatement à parler de partis et personnages politiques, le dos voûté sur la table, ses longs doigts tendus vers l’extérieur. Le scandale du moment occupait ses premières phrases avant qu’il n’en vienne à sa rengaine habituelle :
« Toutes les conditions de la révolution sont réunies la révolution est inéluctable. Le pouvoir s’est humilié dans sa gestion de la crise du covid et de la crise de l’énergie, l’état est en faillite et la population s’appauvrit. – Le pouvoir se crispe, devient de plus en plus autoritaire comme tout régime en fin de règne ; la corruption systémique est aussi celle d’une fin de règne : tu peux me citer un ministre de ce gouvernement qui n’a pas été mis en examen ? Un politologue américain a écrit que le régime d’Emmanuel Macron exerce une répression digne d’un régime en chute libre. – Il faut que le parlement reprenne le pouvoir et que le président le perde. On a 3 camps au parlement, 3 camps irréconciliables : la 5è enferme le peuple dans un conflit irrésoluble, elle ne propose qu’un fauteuil pour 3 personnes. – Comme si l’assemblée avait le moindre poids, ça fait 3 ans qu’EM gouverne en état d’urgence ! – Qu’elle est la légitimité d’un pouvoir élu par les retraités qui gouverne contre les actifs ? – Le bloc conservateur qui croit ou se persuade que Macron, s’il ne maintient pas tout à fait leur niveau de confort, du moins maintiendra leur domination sociale, leurs privilèges sur les classes moins argentées – et c’est quand même ce qui importe en fin de course, de se sentir au-dessus des gueux. Mais Macron baissera les pensions, Macron baissera vos pensions de retraite, taxera votre immobilier et vendra vos hôpitaux. Votez ! Votez chers retraités ! Votez encore et toujours contre nous ! Votez contre vos enfants, ces salauds de jeunes, ces salauds de pauvres, continuez et bientôt vous nous rejoindrez ! »
Manu servait la meilleure revue de presse que connaissait Dorian, il parvenait à éponger les idées du moment et à les recracher à une cadence inégalée ; il picorait des informations dans des vidéos, émissions radios, blogs, journaux alternatifs, avec une telle boulimie qu’il les vomissait ensuite à peine digérées, confuses, dépareillées, encore dans leur jus. Dorian appréciait cette agitation lorsqu’il avait besoin de se sortir de lui-même pour quelques instants et ce soir, il était particulièrement heureux de jouer son personnage de bistrot, devisant sur des sujets qu’il connaissait à peine à partir de principes d’une morale qu’il était loin de parvenir à s’appliquer – attendre la solution qui viendra du Grand Soir est plus confortable que de la chercher soi-même. Cette agitation anti-conformiste offrait également à Dorian un levier de supériorité par rapport à ses collègues bourgeois qui l’attendaient le lundi matin, bons soldats du capital, plus prosaïquement branchés sur la télévision que sur les alternatifs – lui connaissait les deux discours, les deux narratifs, les deux propagandes. C’était exactement le cocktail qu’il fallait pour un dimanche maussade et Dorian pu retrouver son lit suffisamment épuisé pour parvenir à dormir.
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Paris s’éveille en se demandant ce qui a brûlé la nuit. Il se pourrait qu’un jour Emmanuel Mc R se réveille dans un lit vide, sans République, la France partie à la redécouverte d’elle-même. “Déconne pas Manu, va pas te tailler les veines, une gonzesse de perdu c’est dix copains qui reviennent”…
