Distance

Le diable au corps

« Et comment supporterai-je d’être homme, si l’homme n’était pas aussi poète et devineur d’énigme et sauveur du hasard ? »

Zarathoustra

Je dois répondre à Samuele. Je vais lui dire de venir. Ça fait peut-être un an que je ne l’ai pas vu. Qu’est-ce qu’il fait celui-là ? Il n’a qu’à venir cette aprème, je travaillerai avant. Je pense trop au travail. Faut bien couper parfois. Bon. Je vais lui dire 4 ou 5 heures, avant la nuit quand même. Il prendra son macchiato du goûter… Lui et ses petites habitudes…

« Salut Sam, tu veux venir cette aprème à la maison ? On descendra prendre le café sur la terrasse en bas, ou pas…»

Il va encore arriver comme une bombe, agité comme il est. Est-ce qu’il me reste de ce café cacaoté qu’il m’avait rapporté ? Ça ira pour cette fois. Faudra que je retourne en chercher. Ça nous rappellera les espressos veloutés au bord de l’Arno après les conférences, les rayons blancs du soleil qui passaient par-dessus la colline pour se poser dans nos tasses, frapper l’écume dorée qui se balançait sur l’infini noir et danser dans les ondulantes volutes… Ouah ! J’arrive, j’arrive ! Mais c’est démentiel de sonner comme ça. Je me lève de la console qui me sert de bureau une fois mon coeur retombé dans ma poitrine. L’éternel voile de poussière se dépose souplement sur la bibliothèque et la cheminée, les fenêtres et miroirs cessent leur grésillement et le parquet de claquer des dents.

« Comment vas-tu ? Est-ce qu’on peut s’embrasser ? Merde. De toute façon je suis chez toi, ça change quelque chose ? Je peux poser ça ici ? Ça te dérange pas, no ? La brasserie en bas : j’ai vu des sacs de gravats devant. Ils rénovent ou ils ferment ? Bon, on ne peut pas y aller de toutes façons. Alors comment vas-tu ? Je ne te dérange pas au moins ? Tu comptes travailler toute ta vie ? Dolores va bien ?

– Oui, elle est chez sa mère. Tu veux un café ?

– Si, si bien sûr, macchiato sans sucre s’il te plaît, tu peux ? »

L’appartement tremble à nouveau sous l’action de la machine, le fumet ensoleillé et cuiré du café frais emplit bientôt les quarante mètres carrés de ruines fumantes.

« Tu connais l’expression être bête à manger du foin ?

– No. Ça veut dire que tu me trouves bête ça ?

– Non non, c’est cette odeur, ça me fait penser à des prés d’été et j’ai pensé au foin…

– Et à être bête bien sûr… Tu as pu partir en vacances ?

– Oui, en Italie en août, et toi ?

– Tu es allé sur la côte Amalfitaine ? »

Il pose soudain sa tasse et se tourne vivement face à moi, ses yeux suspicieux cherchent un secret.

« Sur la Riviera en voiture, comme dans les grandes années. Ça faisait loin pour cette année, et puis il y a trop de monde en août. Enfin, peut-être pas cette année. Tu y vas en août toi ?

– Oui, je suis un grand fan de la côte Amalfitaine. Tous les ans je prends les vacances en août j’y vais. Ça dépend comme tu es. Moi, s’il y a une piscine hein, je n’ai pas besoin de bouger. Après si tu veux aller un peu, bon c’est peut-être plus facile hors saison. Mais cette année ça devait être plus tranquille sans les touristes américains, il y a beaucoup d’américains, si. Mais cette année je n’y suis pas allé. Rien que d’en parler là ça me manque.

– Tu n’as pas pris de vacances ?

– Un peu mais je voulais pas prendre l’avion. J’ai essayé de croiser moins de personnes aussi. Mais là je me suis dit qu’on ne pouvait pas vivre toujours comme ça… Cette année c’est la première fois que je n’y vais pas. Tu aurais un doliprane ? J’ai des migraines en ce moment à droite.

– Tu veux marcher un peu ? On a encore le droit de se promener ?

– Okey, okey ! »

Il dresse son menton par-dessus le col relevé de son long manteau de mohair et allume une cigarette à peine sorti, gardant son masque idiot sous le menton pour la bienséance ou pour la police. Il fume avec emphase quelques bouffées et jette sa cigarette à mi-longueur quelques pas plus loin. Paris est calme, en attente depuis que les touristes ne viennent plus, les rues sont moins agitées. Seuls quelques couples adolescents peuplent les bords de la Seine, assis sur un banc ou sur la pierre.

« Est-ce que tu crois qu’ils réalisent la chance qu’ils ont de s’aimer à Paris ?

– No, ils ne réalisent pas, ils ressentent c’est beaucoup plus fort. Je me disais ces jeunes justement…ils sont là, bon, masque, capuche, iPhone, ils obéissent plutôt bien, qu’est-ce qu’ils comprennent de ce qui se passe ? Ils attendent de voir. Je sais pas je les trouve très détachés, presque cyniques… Où sont l’entrain, la joie, la vivacité, la colère, l’énergie ? Ils sont mous, je sais pas je parle comme un vieux déjà. Tu vois ce livre que tu m’avais offert, le Diable au corps, et bien aujourd’hui ils ne sont pas du tout comme ce héros-là, ils s’en foutent encore plus du monde, ils ne le provoquent même pas. Ils ont l’air si seuls.

– C’est ça ce que ça fait toutes ces interdictions aléatoires, ça fait qu’on ne sait plus quoi faire, on ne prend plus de décision, on attend. Et puis de quoi aurait-on besoin de plus que d’un canapé, de séries, de porno et de nourriture livrée dans l’heure ? Tu as une idée de combien de temps ils vont prendre pour la reconstruire ? »

Notre-Dame est flanquée d’une grue sur laquelle pend une maigre guirlande pâle.

« Je sais pas, les bâtiments historiques c’est toujours compliqué. Un chantier comme ça c’est peut-être dix ans. Tu sais ce qui m’angoisse en ce moment ? Tu vas trouver ça ridicule. Je pense à l’Apocalypse. Je sais, je sais, je suis au chaud, tranquille, bien, ça va bien, mais tu vois les églises brûlent, on nous parle de mort, de maladie, de pauvreté, de menace de guerre toute la journée sur les écrans, les radios. Dites-le ! Dites-le carrément : l’Apocalypse arrive ! J’ai débranché la télé là depuis 3 mois, ils sont malades là-dedans. Mais j’y pense tu vois ça reste dans ma tête. J’ai fait un rêve où je mourrais comme Radiguet – tu vas me prendre pour un fou – je me suis réveillé en essayant de parler à travers ma bouche collée, une migraine terrible, et je pensais à sa phrase tu sais « J’ai peur, dans trois jours je serai fusillé par les soldats de Dieu. » Moi aussi j’avais peur, j’avais peur d’être tué par les soldats de Dieu.

– Peut-être que tu as besoin de voir un prêtre.

– Si, mais ici c’est compliqué et je ne sais pas quand je vais retourner en Italie.

– Tu ne rentres pas pour Noël ?

– No pas cette année. Tu sais j’ai une sœur à Vénise et une sœur à Bolôgne, et comme on ne peut pas sortir si on est pas de la région ça n’aurait pas de sens.

Je le regarde prendre une cigarette qu’il ne fume pas longtemps.

« Bon j’aime fumer, mais ça me dégoûte. Alors je suis tout le temps en train d’allumer une cigarette et puis je la jette. Finalement la côte Amalfitaine, je n’y vais même pas pour mon bon plaisir, enfin pas que, d’accord, mais c’est loin, c’est cher, c’est difficile d’accès, il fait trop chaud, franchement je préférerais une villa à Ibiza tu vois ? Tu connais l’église de San Gennaro toute simple, plate, coiffée de tuiles, la façade jaune à peine ornée de blanc, son petit clocher dressé du côté de la mer bien sûr, le dôme au toit carrelé derrière ? Voilà ce qui se passe là sur la place devant où les enfants jouent au foot et les vieux discutent comme dans toute l’Italie nan ? ce qu’il se passe là c’est différent, je sais pas comment te dire ça. Hé mais tu sais que le miracle de San Gennaro à Naples n’a pas eu lieu cette année ?

– Tu crois que ça a un lien avec la démission annoncée du pape ? Ce qui a changé depuis Radiguet, c’est que nous vivons dans une époque d’une corruption et d’une veulerie effroyables. J’aimerais y aller au printemps, dès qu’il fera beau en fait. »

Cette lueur a éclaté à nouveau sur son visage, l’écluse s’est ouverte.

« Oui, Positâno… Il faudra que je te donne les adresses hein ! Je connais aucun endroit plus beau au monde. J’en ai les larmes qui viennent rien que de penser à cette…merde ! de village. Tu sais quand on arrive sur la terrasse de l’hôtel V… ce qu’on voit, la mer, les couleurs… Ce n’est même pas ce qu’on voit c’est ce qu’on sent. L’odeur oui, le bruit, tout. L’air est différent. Je sais que je suis de la nature, de ce monde que je vois, je vois ce monde et je me vois en train de voir, tu comprends ? C’est comme pendant un concert. Ça me dissout le sang. Je sais que les choses n’arrivent qu’une fois, que la vie a une direction, de la naissance vers la mort, je sais je sais, je sais que c’est toujours le même village de merde que je revois, mais quand j’arrive sur cette terrasse le cours de la vie s’ébrèche, tu comprends ? C’est ça que je voudrais faire quand je fais un bâtiment, je voudrais faire un bâtiment qui épouse le lieu pour des siècles, un bâtiment dont l’âme résonne avec l’âme du lieu, un endroit où vivre, où on a pas besoin d’écran tu vois ? Pas une cage à hamster mangeurs de foin. Sur le papier c’est la même chose, c’est la même chose comme Positâno est la même chose que la Grande-Môtte, un village balnéaire. Mais l’âme tu vois ? L’intention ? On a le droit encore de parler de ça ou il faut résolument tout détruire ? Je te parle même plus du travail là je te parle de personne, de toi comme personne. Je connais la débauche, bon, je sais faire les bâtiments bling-bling, le luxe, je n’ai plus rien à prouver. Je veux dire, c’est paradoxal, le message de Positâno pour moi c’est « change ta vie » : pas de balivernes sur les théories urbanistiques, pas de dissertation sur le génie architectural, change ta vie sans quoi ces bâtiments ne portent à rien, sans quoi cet endroit n’est qu’un luxe de plus, comme tous les luxes qui emplissent ma vie. »

Je comprends. La nuit est tombée et nous rentrons chez nous avec nos rêves et nos migraines.

Je n’ai pas revu Samuele depuis, nous restons terrés dans nos petits appartements parisiens dans lesquels il faut se rapprocher de la fenêtre à midi pour ramasser la lumière d’hiver sur les pages des livres. Quelle vie se joue derrière ces murs de verre ? Je devrais peut-être l’appeler. Il était quand même bien agité quand je l’ai vu. Je l’appellerai bientôt. C’est un peu tôt là. Ce soir en rentrant j’aurai plus de temps.

0613…… Quel est le connard qui m’appelle à cette heure ?

« Allo !

– Allo ? Octave ? C’est Isa. »

Rien ne va. Isabelle ne peut pas m’appeler. Elle ne peut pas m’appeler dans le cours habituel des choses, ça n’entre pas dans l’équation. Ça ne va pas. D’ailleurs elle sait déjà que j’ai déjà compris.

« Octave ? C’est Isa. – Oui – Je peux te parler ? – Oui. »

Elle a une voix si douce. Les femmes peuvent arrêter des ouragans avec leur voix.

« Octave ? C’est Isa. – Oui. – Je peux te parler ? – Oui. – Sam est parti, ce matin à la Pitié. Il est décédé dans son lit après l’opération. – Samuele ? – Oui… – Samuele est mort ? – Oui, ce matin. – Dieu ait son âme. Tu sais ce qu’il a dit ? – Ce qu’il a dit ? Nan. Il est mort d’une tumeur cérébrale. Apparemment ça faisait des mois qu’il trainait ça. – Des mois ? Il a gardé ses noeuds au cerveau ce con ! Et il va être enterré ici ? Et ses sœurs ? – Ici oui, samedi je te dis. Ses sœurs je sais pas. Ecoute, c’est tout ce que je sais. – D’accord, d’accord, merci Ize. »

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