Inútil es que te forjes
La idea de progresar
Porque aunque escribas la mar
Antes lo habrá escrito Borges [1]
Cette fois je raconterai ma rencontre avec Jorge Luis Borges, quitte à poser un coin de ma peau sur la table. Yo soy yo y mi circunstancia, y si no la salvo a ella no me salvo yo.[2]
Je devais avoir quinze ans et vivre dans un suburbio de calles aventuradas y de ocasos visibles [3], mais cette rencontre a certainement eu lieu peu de temps après le voyage à Detroit avec Ferdinand puis la route vers l’ouest avec Sal et Dean. Je pouvais avoir quinze ans et la vie n’avait aucun sens. J’attendais le bus en regardant les reflets de lumière électrique dans les flaques noires, j’écoutais Chopin. Le quotidien s’étirait à l’infini et le temps ne dévorait pas encore les jours avec la même exigence. J’avais peut être déjà lu les Cent ans de solitude mais pas encore le Quichotte – j’articulais péniblement une phrase d’espagnol, et l’accidentais d’italien. Déjà le désir de discuter de bons livres m’animait, pas encore la volonté de le faire publiquement (la vanité de l’adulte devrait vaincre la timidité du garçon). Je pouvais avoir quinze ans et j’ai lu Borges pour la première fois, traduit en français.
Un soir, je me glissais à travers les pièces vides jusqu’à l’armoire directoire en merisier, retenais le ressaut du tour de clé qui faisait claquer la serrure, et me plongeais dans les étagères du bas, parmi les rangées de livres de poche de mon père qui jaunissaient là en propageant leur vieille odeur de papier. Je cherchais au hasard, quelque chose de nouveau, quelque chose qui me sortirait de moi, me révèlerait un pan de l’existence… Je devais avoir quinze ans, je croyais au hasard et à l’absence totale de sens. Pourquoi ce livre ? Il n’y avait peut être alors aucune raison ; il y en a trop depuis. Aquello que llamamos « azar » no es sino la ignorancia sobre la extraordinaria y compleja maquinaria de la casualidad[4]. Sur la tranche rouge Jorge Luis Borges était écrit en blanc, Evaristo Carriego en noir. Evaristo Carriego : un nom qui sonnait comme une évasion à cheval – je montais en croupe. Sur la couverture, dessiné à traits fins, un homme brun à moustaches noires pointues, costume noir, cravate noire, et chaussures noires, faisait danser une femme rousse à robe rouge et boucles d’oreilles d’or, devant une page jaune écrite à l’encre bleue, avec un stylo plume posé horizontal au bas. Ils avaient l’air altier et doux – ils dansaient en chaussures à talons.

Mes premiers souvenirs de l’Argentine datent de ce jour où le livre m’est tombé entre les mains, dix ans avant que S. ne me fasse jouer Rayuela (convencida como yo de que un encuentro casual era lo menos casual en nuestras vidas[5]). J’avais quinze ans quand Borges a inventé l’Argentine. On connaît de lui ses contes brillants et érudits, mais je devais le découvrir par cette manière de biographie, du faubourg de son enfance, et de son poète. Un livre menos documental que imaginativo[6] à propos de Carriego « le poète des fleurs[7], des coups de couteau, des filles qui meurent tuberculeuses… »[8] et de Palermo de Buenos Aires, un quartier pauvre, un peu minable, bricolé, entre deux chaises, deux eaux, deux âges, deux maux…un peu comme le nôtre.
Le quartier donne au livre son premier chapitre, Palermo de Buenos Aires, où le biographe encore enfant a connu el magro poeta de ojitos hurgadores, siempre trajeado de negro, que vivía en el arrabal[9].
La recherche de l’Argentine perdue de la première enfance de Borges nous livre un pan de ses émotions si bien exclues de ces contes ultérieurs, une confession personnelle inhabituelle, des descriptions précieuses, une tendresse – sea nostalgia o añoranza.
On sort du premier chapitre comme d’un voyage de plusieurs semaines : “Here and here did England help me. Aquí y aquí me vino ayudar Buenos Aires.”
Nous avions déjà évoqué la biographie de Johnson par Boswell, celle de Carriego par Borges ne manque pas de lui faire écho. Que un individuo quiera despertar en otro individuo recuerdos que no pertenecieron más que a un tercero, es una paradoja evidente[10], c’est dans ce paradoxe que s’épanouit cette oeuvre. Par la vie de Carriego c’est sa propre histoire, l’histoire de la littérature argentine et celle de l’Argentine que Borges écrit. Carriego n’est pas loin de devenir ici le Romulus porteño[11].
La tendresse que Borges cultive pour Palermo se mêle à celle qu’il ressent pour Carriego, dont il veut transmettre la mutua posesión de la propria imagen[12] par ses actes communs, banals, ses identités momentanées.
« Carriego » : l’attaque de la première syllabe entraînée par le long roulement et la coulée humide se résout enfin dans une rondeur replète – le cours d’une vie dans un nom, celle de Evaristo qui devait s’interrompre en 29 ans par le travail de la phtisie – « el se sabia dedicado a la muerte y sin otra posible inmortalidad que la de sus palabras escritas; por eso la impaciencia de gloria. »[13] Cette impatience se retrouve dans l’impétuosité de ses discussions et le besoin de reconnaissance immédiate par ceux qu’il côtoyait. La crainte de manquer de gratitude l’aiguillonne, il se sent redevable envers son lieu et ses habitants, parmi lesquels il menait sa vie de conversation et de paseadas. dans lequel il cousait et reprisait ses vers en la caminada noche callera[14], en rentrant chez lui. « Los amigos, lo mismo que los muertos y las ciudades, colaboran en cada hombre (…) »[15]. Carriego partage avec Johnson la passion et l’utilisation de la discussion pour travailler ses thèmes. Sa loyauté s’exerçait aussi bien envers son quartier qu’envers ses auteurs favoris, une loyauté totale qui le poussait à médire de tout le reste. Au quotidien, il se transcendait par ses récits de Palermo, qui soutenaient son existence au-delà de sa propre vie.
On se rend rapidement à ce personnage et à ses défauts candides, sa mauvaise foi manifeste, par laquelle il ne pouvait que nous plaire :
« Carriego solía vanagloriarse : A los gringos no me basta con aborrecerlos; yo los calumnió, pero el desenfreno alegre de esa declaración prueba su no verdad. » [16]
La sauvagerie des bas quartiers danse bien droit dans une odeur de cuir et de poussière, sous les feux de la littérature. Palermo s’éloigne déjà ; alors que nous avions les yeux rivés sur les joueurs de guitare et les rixes au couteau, notre monture nous portait inlassablement vers l’oeuvre de Evaristo Carriego.
La première d’entre elles, Las Misas herejes – dont on se demande d’ailleurs ce qu’elles ont de messe et d’hérétique… Borges ne dit rien du titre et il faut aller chercher à la source pour découvrir qu’elles commencent par une prière pour l’âme de Don Quichotte présenté comme le frère de Jésus Christ – ce qui peut se justifier pour un poète argentin…A propos des œuvres de Carriego nous suivrons fidèlement les avis exprimés dans ce livre par Borges[17].
Les Messes hérétiques est un livre d’apprentissage, non pas au sens entendu pour Le Rouge ou L’Education, mais d’apprentissage de l’auteur. La candeur dont peut faire preuve ici Carriego nous le rendent plus proche, plus réel, nous poussent à une certaine tendresse pour un texte souvent moyen, et forment une parfaite transition entre l’homme et l’oeuvre[18]. Cette écriture conserve malgré elle l’authenticité de son sujet, et on entend percer le faubourg de ces phrases mal polies. Nous passerons les vers confus de ce recueil inégal, pour en venir aux compositions réalistes, les meilleures, la reconnaissance de la vie des pauvres (pas comme une vie bourgeoise ratée mais comme une autre façon de vivre) qui traverse tout le livre et émeut jusqu’au ventre.
Ser pobre implica una más inmediata posesión de la realidad, un atropellar el primer gusto áspero de las cosas : conocimiento que parece faltar a los ricos, como si todo les llegara filtrado. [19]
La description du Palermo de Carriego est moins âpre que celle du passage Choiseul de Ferdinand ; cependant elles partagent nombre de traits : les mêmes résignations, les mêmes fatalités, les mêmes transcendances, la possession et la passion de la rue, les maris et pères alcooliques et violents, les ragots des vieilles, les bagarres, les jeux de hasard, les maladies, les chiens errants… Ce qui change le plus d’un quartier l’autre c’est davantage les personnes que les lieux… Carriego lui, n’aura pas eu le privilège de vieillir.
Toute la cruauté des temps où la mort n’était pas encore étrangère et la maladie accidentelle.
Le thème du tango et la discussion de son origine affleurent périodiquement, par exemple la queja « que es una premonición fastidiosa de no sé cuántas letras fastidiosas de tango, una biografía de esplendor, desgaste, declinación y oscuridad final de una mujer de todos »[20].
Huit ans passent et transforment Palermo. La population double, le quartier périphérique s’inclut dans la ville et s’embourgeoise, le foba remplace le visteo. « Era casi invisible Palermo, matero y progresista, es el de La canción del barrio.[21] »
Borges dispute avec Saavedra, Salaverria, Rossi, Güiraldes, Groussac et d’autres, les acceptions de compadrito, gaucho, pampa, etc, lors d’une discussion sémantique qui peut vite devenir fastidieuse pour qui ne se passionnent pas des zones péri-urbaines du début du vingtième siècle en Argentine[22]…Il insiste sur cette pauvreté d’esthétique méditerranéenne (différente du dénuement slave qui conduit au désespoir total) celle de Naples plus que de Séville, qui s’en remet au hasard, à Dieu, aux délits, aux superstitions, à la gaîté et à la peur. Il parle tango, milonga et truco. Un chapitre sera consacré à chacun dans les pages annexes : celui sur le tango, emphatique, vient soutenir l’idée qui tout au long de ce livre nous effleure, que Borges l’écrit pour se persuader d’être argentin. Le truco se rapproche de la coinche si l’on en juge par le comportement des joueurs (le jeu lui-même et ses règles sont finalement secondaires). Un jeu simple, très efficace, trop, qui en devient banal, et où s’exprime tout le rapport des hommes à l’existence…
De la Chanson du quartier, il regrette qu’elle ne relate que des malheurs, et compare leur traitement à celui de Blake[23], de Hernández, de Almafuerte, de Shaw, de Quevedo dans les Musas castellanas : « Alma robusta, en penas se examina / Y trabajos ansiosos y mortales / Cargan, mas no derriban nobles cuellos ». C’est à propos de ce recueil qu’on trouve la critique la plus sévère de Borges envers l’oeuvre de Carriego – critique qui vient miraculeusement justifier mon refus de toucher du regard une ligne d’un non-livre grand-public.
Una poesía que vive de contrariedades domésticas y que se envicia en persecuciones menudas, imaginando o registrando incompatibilidades para que las deplore el lector, me parece una privación, un suicidio. (…) Una torcida opinión ( que tengo la decencia de no entender ) afirma que esa presentación de miserias implica una generosa bondad. Implica una indelicadeza, más bien. [24]
Et de certaines productions :
no pertenecen a la literatura, sino al delito : son un deliberado chantaje sentimental, reducible a esta fórmula : Yo le presento un padecer ; si usted no se conmueve, es un desalmado. [25]
Mieux vaut lire de bon livres que de mauvais.
Passées les critiques, Borges nous dit du recueil qu’on y trouve d’un bout à l’autre des délicatesses de pensée, des intuitions, des trouvailles de tendresse (… ) et la meilleure poésie de Carriego, Has vuelto – le titre déjà…
…une variation de Garcia Lorca sur la Plainte d’automne…
Les plus curieux pourront trouver dans les pages annexes un chapitre sur les inscriptions des charrettes, qui semble spécialement écrit pour notre amie C. « Me gustan mas las inscripciones de carro, flores corralones » . De quoi parlons-nous ? D’un tweet antique, avant la numérisation de l’existence, avant même sa motorisation, quelque part au temps de nos arrières-grands parents. Pour les exemples vous irez chercher par vous-mêmes, sous peine d’en manquer toute la saveur. On trouve également des histoires de rixes au couteau, pour l’honneur ou pour le plaisir ; des histoires de cavaliers, où les Argentins deviennent descendants des Mongols, où l’on comprend que tout cavalier est éphémère et que le bonheur d’un homme se trouve justement là.
Des charrettes, Borges écrit :
« El tardío carro es allí, distanciado perpetuamente, pero esa misma postergación se le hace victoria, como si la ajena celeridad fuera despavorida urgencia de esclavo, y la propia demora, posesión entera del tiempo, casi de eternidad. »[26]
et surpasse en trois lignes tout le premier chapitre de La Lenteur, en nous épargnant les airs sentencieux du Grand Romancier.
Borges dit de Buenos Aires ce que nous pourrions dire de Paris, Naples ou Madrid, ces lieux dont on tombe amoureux et dont on se souvient idéalisés comme un amour perdu.
Afortunadamente, el copioso estilo de la realidad no es el único : hay el del recuerdo tambien, cuya esencia no es la ramificacion de los hechos, sino la perduración de rasgos aislados. Esa poesía es la natural de nuestra ignorancia y no buscaré otra.[27]
Mais il est temps de rejoindre ce livre écrit parmi les livres, de retrouver la fraternité intemporelle des enfants de bibliothèques, de s’effacer :
No estoy seguro de que yo exista, en realidad. Soy todos los autores que he leído, toda la gente que he conocido, todas las mujeres que he amado. Todas las ciudades que he visitado, todos mis antepasados…
(pour les malheureux qui n’ont d’autre choix que de le lire traduit)
(pour les heureux hispanophones, c’est gratuit)

[1] Manuel Mújica Laínez.
[2]« Je suis moi et ma circonstance, et si je ne la sauve pas, je ne me sauve pas moi-même. » J. Ortega y Gasset, Meditaciones del Quijote.
[3] “un faubourg aux rues hasardeuses avec des couchers de soleil au bout” Evaristo Carriego, JLB.
[4] Jorge Luis Borges, La Divina comedia, “Siete noches”.
[5] Julio Cortazar, Rayuela, 1.
[6] JLB, Evaristo Carriego, “Prólogo”.
[7] « Dijo Tennyson que si pudiéramos comprender una sola flor sabríamos quiénes somos y qué es el mundo » Ceci pour tenter de justifier la passion démodée de C pour les pâquerettes…
[8] Quatrième des éditions Seuil.
[9] “Poète émacié aux yeux fureteurs, toujours vêtu de noir, qui vivait dans le faubourg.” EC, Chap. 2.
[10] Q’un individu veuille évoquer chez un autre individu des souvenirs qui n’appartiennent qu’à un troisième, voilà un paradoxe évident.
[11] Et Borges Virgile.
[12] La possession tacite de l’image même.
[13] Il se savait promis à une mort prochaine et sans autre immortalité possible que celle de ses écrits ; d’où sa quête impatiente de la gloire.
[14] « Au fil des rues nocturnes inlassablement martelées par ses pas ».
[15] « Les amis, de même que les morts et les cités, ont leur influence en chacun de nous ».
[16] Carriego avait coutume de dire en s’en glorifiant : non seulement je déteste les étrangers mais encore je les calomnie. Toutefois la plaisante outrance de cette déclaration empêche d’y ajouter foi.
[17] Et faute d’en avoir un meilleur…
[18] “Il serait dérisoire de nier que Les Messes hérétiques sont l’oeuvre d’un apprenti. Je n’entends pas faire allusion ici à une quelconque maladresse, mais bien signaler ces deux particularités : le fait de prendre un plaisir quasi physique à l’emploi de certains mots – habituellement pour leur éclat et leur force – et la simple et ambitieuse détermination de définir pour la nième fois des faits éternels.”
[19]“Être pauvre implique une possession plus immédiate de la réalité, une saisie de l’âpre saveur directe des choses : connaissance qui semble faire défaut aux riches, comme si tout leur parvenait filtré.”
[20]“La plainte, qui est un prélude fastidieux à je ne sais combien de fastidieux couplets de tangos, une biographie de la splendeur, du déclin, de la déchéance et de la détresse finale d’une femme qui a été à tous.”
[21] “Et ce Palermo sans relief, buveur de maté et progressif, c’est celui de La chanson de mon quartier. “
[22] Ceci dit j’espère secrètement avoir éveillé la flamme de quelque triste étudiant en sociologie, ethnologie, politicologie, urbanologie, ou toute autre obscure sous-spécialité qu’il pourrait avoir le mauvais goût d’étudier.
[23] Encore et toujours.
[24] “Une poésie qui se nourrit de soucis domestiques et qui se perd dans le détail de menus malheurs, imaginant ou rapportant des petits différends qu’elle soumet à la sensiblerie du lecteur, me fait l’effet d’une frustration, d’un suicide. (…) Une opinion erronée (dont je me bornerai, pour être poli, à dire que je ne la comprends pas) affirme que cet étalage de misères implique une grande bonté. Il implique, me semble-t-il, un manque de délicatesse.”
[25] “ne relèvent pas de la littérature mais du délit : ils constituent un véritable chantage sentimental, qu’on peut ramener à la formule suivante : Je vous présente une détresse ; si vous n’êtes pas ému, vous êtes un sans-coeur.”
[26] “La lente charette y est continuellement dépassée, mais son retard même assure sa gloire, comme si la célérité des autres véhicules n’était que hâte affolée d’esclaves, et sa propre lenteur prise de possession du temps, de l’éternité pour ainsi dire.”
[27] “Heureusement, le style abondant de la réalité n’est pas le seul possible : il existe aussi celui du souvenir, dont la marque n’est pas dans le déroulement des faits, mais dans l’émergence de traits isolés. Cette poésie s’accorde à notre ignorance, et je n’en chercherai point d’autre.”