Atlas Shrugged, épisode 2

Dessin : Vlad

J’ai revu Lucien, les bouclettes sur son front en s’allongeant ont adouci son visage. Entre temps, il s’est renseigné sur John Galt – parce qu’on ne comprend pas bien où je veux en venir avec mes histoires. Selon Gepette¹, John Galt est un personnage central d’un roman de 1957 – tout à fait problématique comme personnage de roman si je peux insérer ici mon avis. Dans le roman, il est un ingénieur génial qui mène une grève des producteurs – je dirais plutôt une démission – , il est une énigme puis un meneur de révolte ; il représente l’idéal de l’homme autonome. – Est-on plus avancés avec ces concepts vides qu’avec mes histoires qui ne mènent nulle part ?

Reprenons donc les aventures de Lucien. « Je reçois un texto pour déjeuner genre avec un pote à moi, elle et sa fille, le jour même ! Donc là, laisse tomber, j’appelle mon pote Erwan direct, il habite à côté. Je me dis qu’il passe bien, il est grave cultivé sur l’art et tout – lui, il vend des œuvres de stritarte tu sais ? Il a fait les bozars et en fait son père a grave de thunes, il fait genre des ventes aux enchères…. » C’est-à-dire que la touriste du parc a souhaité revoir Lucien. Ils se retrouvent serrés autour de deux tables accolées, un petit plateau de chêne massif perché sur un pied de fonte noire s’étend entre la fille et Lucien, une carafe entartrée reflète le clair gris du ciel entre la mère et Erwan. La discussion se déroule très convenablement autour de discussions de voyages et de cuisine puis de théâtre et de livres. La mère demande à Lucien : « Comment avancent tes études chamaniques ? As-tu découvert ce que tu cherchais ? – Je n’ai rien appris de définitif. Par contre, j’ai pris connaissance de l’origine de John Galt, lui aussi semblait chercher quelque chose de nouveau. – Il n’avait pas le choix ! Tu sais Lucien, j’ai grandi sous un pouvoir communiste, je sais quelle peur éprouvait Hugh Akston. »

Hugh Akston était le professeur de philosophie de John Galt, ses idées sont présentées comme le carburant de l’action de son disciple. Pour Akston, tout travail est un acte de philosophie et selon lui, l’homme atteindra l’état de perfection originelle qu’il a perdu, lorsqu’il apprendra à considérer le travail productif – et sa source, qui est l’esprit humain – comme la norme de leurs valeurs morales. Akston est une sorte d’Aristote ayant découvert la thermodynamique, un Aristote en locomotive. – Mais Artistote aurait-il produit la même philosophie s’il avait connu les observations physiques actuelles ? – Il n’en serait pas devenu subjectiviste, l’ontologie des processus n’est pas le relativiste absolu, le réel existe toujours, même instable. Akston tremblait pour l’avenir de ses jeunes élèves, il voyait que la tendance du monde les détruirait, animée par la main de chaque homme qui plaçait le besoin au-dessus de la compétence et la pitié au-dessus de la justice. La Loi sur l’égalité des chances (Directive 10-289), la volonté d’accorder « de chacun selon ses capacités à chacun selon ses besoins », le mépris de l’élite bureaucratique pour les créateurs, industriels, entrepreneurs, artistes, conduiraient nécessairement au sacrifice des hommes créatifs, productifs, capables, au sacrifice des meilleurs d’entre nous, des Iphigénie, des John Galt. Qu’aurait-il pensé si le travail productif de l’esprit humain, qu’il place au-dessus de tout, devenait automatisé par des machines ?

«Akston éprouvait la peur que ses enfants ne soient sacrifiés au Moloch, la peur que l’ordre social vieillissant ne consomme l’avenir pour retarder sa fin, mais que penserait-il de l’émergence d’un ordre qui échapperait à tout contrôle humain ? – Tu veux dire sacrifier les générations qui suivent en accumulant une dette massive et en bloquant l’accès à la propriété, au capital et au travail, pour préserver des retraites généreuses, des rentes et des privilèges dans la fonction publique et les grandes entreprises qui lui sont liées, un statu quo politique, médiatique et économique encouragé par des discours à base de « nous à l’époque, on a connu pire » ? Ouai, je crois que je vois ! – Oui Erwan, c’est le sujet qui monte en France. Mais au-delà, ne voyez-vous pas quelles seraient les conséquences globales de la perte de contrôle des systèmes autonomes développés aujourd’hui ? – Tu veux dire l’IA ? – Je veux dire une IA autonome incommensurablement plus intelligente que nous qui ne serait donc plus contrôlable par l’homme. – Et qu’est-ce qu’on fait nous avec ça ? Une grève à la John Galt ? – C’est plus qu’une grève Lucien, c’est une guerre totale, une lutte à mort qui commence contre toi-même, à quoi bon niquer le système si vous restez des suceurs ?»

1. GPT-4.5, basée sur le modèle GPT-4-turbo ↩︎