
De même la littérature à laquelle mon esprit demande une volupté sera la poésie agonisante des derniers moments de Rome, tant, cependant, qu’elle ne respire aucunement l’approche rajeunissante des Barbares et ne bégaie point le latin enfantin des premières proses chrétiennes.
Profonde est la haine qui brûle contre la beauté dans les cœurs abjects.
Maria était arrivée en France peu après ses vingt ans, comme étudiante, inscrite à la Sorbonne en histoire de l’art : c’était pour elle la réalisation d’un rêve pour lequel elle avait consacré tous les efforts de ses premières années d’études à l’université d’Athènes, la promesse d’une vie nouvelle et enthousiasmante. Elle imaginait Paris comme la capitale de la bohème, des bars enfumés résonnant de discussions philosophiques d’esprits libres et supérieurs, loin de la province sous développée d’où venait sa famille. Paris avait nourri d’espérance ses longs malaises adolescents pendant lesquels l’ennui et la tristesse accusent le sens de l’existence – la grande ville représentait la grande vie, la vie parmi l’élite artistique où son destin l’attendait. Maria s’était rêvée peintre ou chanteuse (car elle aimait la peinture et la chanson), et accumulait crayons, huiles, fusains, gouaches qu’elle utilisait jusqu’au quart avant d’en essayer de nouveaux, vite lassée par l’ennuyeuse persévérance qu’exige la pratique réelle d’un art. Ainsi renseignée sur ses capacités de travail, la fulgurance de son talent et l’ardeur de son élan créateur, elle s’était bien avisée lors de sa première inscription à l’université de choisir une filière qui convenait à son esprit scolaire, appliqué et obéissant de bonne élève, qui préservait le prestige de l’aventure artistique en assurant de confortables postes publics bien chauffés.
Elle était ainsi parvenue à Paris où elle logeait dans un minuscule appartement du cinquième arrondissement, au rondelet loyer que réglait ses riches parents marchands, assez peu embarrassés de rigueur fiscale pour pouvoir se dégager ce genre d’extravagance. L’appartement était certes petit, et sombre, mais il était situé à quinze minutes à pied de l’université, dans ce quartier latin qui fait tant rêver les provinciaux. Bientôt, elle fréquentait les petits théâtres où des troupes amateures présentent de façon indigente des pièces simplifiées, les supérettes vendeuses à toute heure de bière en cannette, les marchés agités pour pratiquer le français populaire que les livres n’avaient pu lui enseigner. Elle s’était constituée une petite compagnie d’étudiantes exilées comme elle, venues des quatre coins de la France, de la Méditerranée et de l’Amérique latine ; elle rougissait encore lorsqu’un garçon l’approchait et ses copines moquaient gentiment ses pruderies, afin de laisser entendre qu’elles avaient dépassé ces scrupules enfantins – l’objet des moqueries s’inverserait pourtant bien vite. Elle réservait à ses lettres à son amie restée en Grèce ses plus sécrètes espérances : les cours tellement intéressants de monsieur Mifroid maître de conférence en histoire de l’art contemporain, sa façon tellement intéressante de présenter des choses compliquées, les regards tellement intéressés qu’il lui portait. Les plus perspicaces de ses camarades de classe avaient observé que Maria portait toujours un vêtement de moins pendant le cours de M. Mifroid et qu’elle agitait particulièrement sa grande touffe de cheveux frisés qu’elle gardait assez longs, c’est-à-dire assez hauts, pour les faire remarquer, n’ayant aucun avantage physique évident. Un jour enfin, après avoir rudement potassé et s’être juré qu’elle ne rentrerait pas en Grèce avec des regrets, Maria attendit la fin du cours pour poser à l’éminent chercheur la question la plus intelligente qu’elle avait pu trouver.
Nous passerons ici la dégoutante façon dont se séduisent un homme de vingt ou trente ans l’ainé et une jeune femme de vingt ou trente ans la cadette, pour arriver directement au résultat : Maria et M. Mifroid occupaient un spacieux appartement Place de Clichy et de rutilants postes de chercheurs en art. Maria avait gravi les échelons universitaires avec une célérité remarquable, on reconnaissait enfin son talent ! Trente ans après son arrivée à Paris elle était au sommet de sa gloire, fière de sa carrière, de son statut, de ses écrits et surtout de ses prises de position toujours expertes, justes et humanistes. Une aimable vie nourrie des revenus coquets versés par l’État français pour un douillet travail de lecture et d’écriture convenue lui avait permis de courageusement défendre le parti des pauvres contre les riches, des opprimés contre les oppresseurs, de la gauche contre la droite, du bien contre le mal, tout en entretenant des amours tardives et des perversions privées de moins en moins cachées – car depuis son AVC, M. Mifroid était devenu totalement inoffensif, même pour sa femme, non pas qu’il ait subi une quelconque séquelle neurologique ou physique – la performante médecine publique l’avait parfaitement sauvé gratuitement – mais parce que la peur s’était totalement emparée de lui, la souveraine terreur de la mort et de l’oubli qui l’attendaient. La soudaine rupture d’un petit tuyau de la tête avait rappelé au grand intellectuel sa précaire condition humaine, la réalité de l’assise biologique de sa vie, et de sa brillante pensée, puisqu’il ne croyait pas en de vulgaires superstitions d’au-delà. Il se retrouvait seul face au néant, et commençait de comprendre quelque chose à la vie, à soixante quinze ans, à la suite d’un accident commun de la riche et grasse vieillesse sédentaire. Il paraissait un vieillard maigrelet dans ses mêmes habits noirs sans structure qu’il portait pour faire prolo, et on avait peine à reconnaître l’autoritaire donneur de leçon qui accusait naguère de fasciste quiconque le contrariait. M. Mifroid avait acquis une certaine notoriété de milieu grâce à des articles anti-fascistes qu’il composait d’une salade de citations hors contexte assaisonnées de hauteur morale et articulées au forceps par des considérations toutes personnelles. Cette méthode lui permettait, par des interprétations tordues et réductrices d’oeuvres gigantesques, de s’enduire de leur aura, limitant un artiste et son œuvre à l’éventuel support conceptuel qu’il aurait pu fournir à une idéologie politique que lui, M. Mifroid, avait la supériorité de combattre. Le coup classique, pour donner un exemple, était de mêler confusément Jünger au nazisme sous prétexte qu’en 1920 il avait exprimé la possibilité que la technique émancipe l’homme du travail (possibilité d’ailleurs en partie réalisée presque un siècle plus tard, au jour au M. Mifroid analysait brillamment les points de contact entre les théories artistiques et les totalitarismes). Car enfin il serait tout à fait insupportable qu’une phrase des Falaises écrase toute l’oeuvre de M. Mifroid ! Non, non, il convient bien plutôt d’écouter Sancho Panza nous expliquer comment les actes de Lancelot pose les fondements théorique du racisme.
Maria pratique encore aujourd’hui, à l’heure du café, ses éternelles discussions sur la montée des extrêmes-droites ; pourtant un léger trouble flotte entre les grandes bibliothèques surplombant la Place de Clichy et l’intensification d’une indignation parfaitement commandée après des décennies de pratique ne suffit plus à la tranquilliser, la masse des cheveux frisés se courbe lentement, les pointes commencent à pendre. Ses amants non plus ne l’apaisent pas, ils manquent de vigueur et elle n’a jamais su plaire aux jeunes – elle est née ringarde. Oui, la terrible vérité s’approche sournoisement de sa conscience et elle devra bientôt reconnaître sa mortelle blessure : elle est irrémédiablement démodée, dépassée, elle l’a toujours été et toute sa vie, sa carrière, ses idées, ses écrits sont déjà oubliés vivants dans les fosses de la banalité. Il ne lui reste que l’illusion d’une posture morale supérieure et d’un courage de papier, il lui reste surtout l’argent et la position sociale.
Perçoit-elle dans la ronde des feuilles mortes sur le goudron le symbole des dernières étincelles dansantes de l’automne de sa vie grise et sèche ? L’hiver approche, sombre, sévère, inflexible.
